Très rapidement, au lendemain de la révolution du 17 décembre, une expression a envahi le discours politique : les « valeurs de la révolution ». Je ne saurais l’affirmer mais cette locution, me semble-t-il, est apparue dès que l’unanimité première, et nécessairement momentanée, a commencé à se fissurer. Il s’agissait alors pour chacun des camps qui se dessinaient de défendre sa légitimité à diriger le processus politique en cours sans aborder pour autant les exigences concrètes fondamentales qui s’exprimaient au sein des classes révolutionnaires. Autrement dit, la généralisation de cette expression n’était pas une bonne nouvelle pour la révolution. Car la révolution n’a pas de valeurs, elle n’a que des impératifs et ne connaît que les rapports de forces. Et Jemna en est le nom.

Jemna en est le nom parce que Jemna a résolu à son échelle la question centrale de notre révolution : la question de la terre. Jemna en est le nom parce que, le 12 janvier 2011, les habitants de Jemna ont pris le pouvoir. Ils ont occupé les terres gérées par la STIL, sans demander l’autorisation. Ils se sont emparés des palmiers dattiers en dépit de la loi parce que la révolution est le contraire de la loi. Et en cela, leur action s’auto-justifie, elle trouve sa légalité en elle-même, elle est juge et partie. Et c’est bien.

C’était il y a cinq ans et quelques mois. Désormais, les classes populaires sont sur la défensive. Pourtant, les habitants de Jemna n’ont pas cédé. Ils s’arc-boutent à ce droit qu’ils ont créé et qu’ils fondent, dans le statut précolonial des terres qu’ils revendiquent comme les leurs. Ils se sont accrochés à ce droit malgré l’hostilité des gouvernements qui se sont succédés depuis la révolution et le peu d’attention qui leur a été généralement accordée par ceux qui n’étaient pas au gouvernement.

Aujourd’hui, -et pour l’instant- nombreux sont les courants politiques et les individus, opposés au tandem Nida Tounes/Ennahdha, qui s’expriment en leur faveur.  Je ne discuterai pas leurs raisons, souvent opportunistes, parfois sincères. Certains, parmi ces derniers, voient dans « l’expérience » de Jemna une forme positive en raison de l’adoption d’un mode de gestion collectif des terres, selon un modèle « participatif » et « démocratique » voire « autogéré », et non sous une forme individuelle et privative.

Pour ma part, cette question me paraît n’avoir qu’un intérêt mineur. Je n’accorde pas plus d’importance au fait de savoir si ces terres avaient été bien ou mal gérées ou l’objet de pratiques de « corruption » – selon cette expression désormais mise à toutes les sauces -, une fois devenues des terres domaniales puis louées à des entreprises privées. L’argument de la rationalité et de la rentabilité économique de la gestion de l’oasis par les habitants de Jemna, que cette rentabilité soit évaluée à l’échelle locale ou du point de vue de « l’intérêt national », ne me paraît pas non plus digne de retenir l’attention, pas plus que de savoir si leur pratique agricole est « durable » et écologique.

Dans la conjoncture actuelle – je dis bien, dans la conjoncture, c’est-à-dire dans les coordonnées du moment politique présent – cet ensemble de questions ne me semble pas pertinent. Qu’un argumentaire de ce type soit mobilisé par les paysans du lieu, pour justifier leur action et obtenir le plus large soutien possible dans un contexte qui ne leur ait guère favorable, je n’ai évidemment rien à y redire et je trouve cela parfaitement justifié comme je trouverai parfaitement justifié tout argumentaire qui leur paraîtrait susceptible de conforter leur position et de leur permettre au final de conserver leurs terres ou de négocier au mieux leurs intérêts. J’entends par là que rien, aucun argument légal, économique, idéologique ou autre, ne devrait conditionner le soutien à apporter à l’occupation et à l’exploitation de ces terres par les paysans. Il suffit pour justifier un tel soutien que les habitants de Jemna considèrent que la privatisation à leur profit de ces terres, sous forme collective ou individuelle, soit nécessaire à leur besoin économique et sociaux et qu’ils considèrent ces terres non seulement comme un bien économique mais comme un ancrage de mémoire communautaire, que le lien à ces terres représente à leurs yeux une question d’identité collective et que, par conséquent, leur récupération soit pour eux une question de dignité.

J’ajouterai toutefois un dernier argument qui est plus un regret qu’un argument. En l’occurrence que lorsque la révolution était ascendante la question de la terre et de l’eau, c’est-à-dire à la fois le soutien aux initiatives paysannes et la réforme agraire, aurait dû être mise au centre de toute démarche politique révolutionnaire. Cela n’a pas été fait ; nous en payons aujourd’hui le prix. On dénonce, à juste titre, les opérations terroristes contre-révolutionnaires. Eh bien !l’arme suprême contre la guérilla jihadiste, c’est la terre.

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